Par Marie-Humbert VICAIRE, o.p. (1906-1993), Histoire de Saint Dominique, Cerf 1957, T.2 , p.135-148
[Arrivés à Paris depuis septembre 1217, c’est à la demande du pape Honorius III que les premiers frères prêcheurs trouveront un lieu pour fonder un couvent…]
La démarche pressante d’Honorius III n’était pas restée sans effet. Partie de Rome vers le mois d’avril 1218, la lettre du pape avait obtenu dès le mois de juillet un logement pour les Prêcheurs parisiens. Un maître de la faculté de théologie et l’université de Paris[ref]JOURDAIN, n° 53; Proc. Bon., n° 26.[/ref] leur avaient concédé un hospice avec une chapelle à l’extrémité de la grand-rue Saint-Benoît, près de la porte d’Orléans[ref]KOUDELKA , n° 160. M. POËTE, Une vie de cité, Paris.... t. 1, Paris 1924, 177-180.
Le donateur, maître Jean de Barastre, chapelain de Philippe-Auguste en même temps que doyen du chapitre de Saint-Quentin, enseignait à Paris depuis plus de dix ans 4. C’était un homme généreux. Il avait fondé cette maison d’accueil en 1209, avec le concours de son ami Simon de Poissy 5 qui s’apprêtait à rejoindre la croisade des Albigeois 6, et l’avait confiée au service de quelques convers 7.La chapelle était dédiée à l’apôtre Jacques le Majeur, dont la porte voisine prendrait bientôt le nom , comme le ferait d’ailleurs un jour la grand-rue Saint-Benoît célèbre désormais sous le nom de la rue Saint-Jacques. Les pèlerins de Compostelle, au moment où ils s’apprêtaient à quitter la ville par la porte et la route d’Orléans, disaient dans la chapelle une dernière prière. L’hospice pouvait accueillir ces mêmes pèlerins et d’autres passants besogneux au cours de leur voyage . Toutefois, l’intervention de l’université de Paris aux côtés de Jean de Barastre dans l’acte qui mettait l’hospice à la disposition des Prêcheurs manifestait suffisamment que cet asile n’était pas destiné d’abord aux pauvres de ce type. Il était institué pour des écoliers et c’est pourquoi la corporation des maîtres et des étudiants avait reçu sur lui la haute main 8. À la demande du pape, l’abbé de Saint-Romain et ses frères Prêcheurs n’étaient pas seulement accueillis comme des pauvres, ni même comme des religieux, mais comme des étudiants de l’université de Paris.
Comme le remarque expressément Jourdain de Saxe, la donation n’était que provisoire. Il faudrait attendre deux années pour qu’elle devînt absolue et définitive. Entre-temps, les liens se seraient étrangement affermis entre maître Jean de Barastre et les écoliers dominicains. À la demande formelle d’Honorius III 9, mais aussi par un sentiment d’attachement qu’il exprimera clairement dans ses chartes, il donnera ses cours au couvent même de ses « très chers frères Prêcheurs », « dont il s’efforcera de promouvoir la vie religieuse, fructueuse et agréable à Dieu, et le ministère indispensable »10, dira-t-il en empruntant ses propres termes au pape 11.En leur donnant la possession pleine et entière de tout ce qu’il possède devant l’église Saint-Étienne-des-Grés, le 3 mai 1221, il ne réclamera que les privilèges classiques du fondateur et du patron à titre personnel et viager 12.
L’université, de son côté, en abandonnant ses droits particuliers vers le même moment, exigera des privilèges qui peuvent paraître lourds 13 : la confraternité et la participation aux fruits des prières et bonnes œuvres, deux messes solennelles d’intercession chaque année, l’une pour les vivants et l’autre pour les morts, le droit de sépulture et les suffrages pour les maîtres de toutes Facultés et le droit d’ensevelissement dans le chapitre des frères pour les maîtres en théologie. Les Prêcheurs accepteront ces conditions sans difficulté. C’est qu’elles renforceront remarquablement les liens du couvent de Saint-Jacques et de l’Université de Paris.
Possédant dans ses murs, grâce à l’enseignement ordinaire de maître Jean de Barastre, une des écoles de la Faculté de théologie, lié par la confraternité et les services religieux à la corporation de l’université, le couvent des Prêcheurs à Paris se présentera au centre de son ordre et dans l’ensemble des maisons religieuses de l’époque comme une institution des plus originales, collège universitaire en même temps que couvent régulier. Cette position lui donnera dans l’ordre de saint Dominique un rôle capital autant qu’irremplaçable 14. Dès ce moment il constituera le studium generale suprême vers lequel conflueront des étudiants de toutes les provinces et d’où repartiront vers le centre scolaire de chacune d’entre elles le maître en théologie doté du privilège incomparable du jus ubique docendi (le droit d’enseigner partout), ou les docteurs solidement formés chargés d’instruire à leur tour les lecteurs conventuels qui propageront dans les villes, les bourgs et jusque dans les missions au-delà du périmètre de l’Église le rayonnement et l’éclat de la théologie parisienne. Cette situation réagira sur l’ensemble de l’ordre à son tour, devenu par la force des choses, parce qu’il est l’ordre des Prêcheurs, l’ordre du savoir théologique, dont la vie est étroitement liée à l’université. Honeste vivere, discere et docere, « Vivre saintement, apprendre et enseigner », telle sera pour Jourdain de Saxe, successeur de saint Dominique , la règle des Prêcheurs 15. Le programme sera déjà réalisé dans l’ordre du vivant de saint Dominique grâce aux liens du couvent de Saint-Jacques et de l’Université de Paris.
Dès février 1220, Honorius III aura souligné la position spéciale de ce couvent en désignant ses religieux par le titre de « Frères de l ‘ordre des Prêcheurs, étudiant les lettres sacrées à Paris» 16.Le pape avait travaillé lui-même à créer cette position dès 1218 en demandant à l’université d’accueillir et loger les Prêcheurs. Finalement, le premier responsable de cette orientation n’avait-il pas été Dominique lui-même lorsqu’en 1217, au moment de la dispersion de ses frères, il avait choisi l’université de Paris comme le point d’appui du puissant levier que devaient fournir ses Prêcheurs pour soulever dans l’Église la prédication doctrinale ?
En ce mois de juin 1219 17 où Dominique pénètre dans Paris, une raison supplémentaire accuse le caractère scolaire du couvent de Saint-Jacques. Quoique les frères possèdent une chapelle depuis près d’une année, ils n’ont pu jusqu’alors y célébrer publiquement la messe ni l’office sacré, ni par conséquent exercer en public le ministère de la parole 18. Le chapitre de la cathédrale les en empêche par une interdiction formelle. Un simple coup d’œil sur la géographie de ce quartier de la capitale 19 permet de comprendre l’intervention des chanoines de Notre-Dame, sinon de la justifier .
La chapelle de Saint-Jacques est située sur le territoire de la paroisse de Saint-Benoît, dont le sanctuaire s’érige en bas de la grand-rue à quelque deux cent cinquante mètres de là. Mais à quelques mètres à peine de la porte du couvent, de l’autre côté de la rue, s’ouvre une autre paroisse , Saint-Étienne-des-Grés. Or Saint-Étienne et Saint-Benoît, dotées l’une et l’autre d’un curé et d’un collège de chanoines, font partie des quatre « filles » de Notre-Dame, sous la juridiction de leur église-mère 20.De là l’indignation de la cathédrale. Que viennent faire ces nouveaux venus dans le quartier ? Ouvrir une nouvelle collégiale à si peu de distance des deux autres ! Et pourquoi pas un cimetière pour recueillir les morts avec leurs legs 21 ? D’autant que dans un rayon de quelque trois cents mètres on peut compter encore plusieurs paroisses ou églises conventuelles, dont Saint-Cosme, Saint-Symphorien-des-Vignes et l’antique abbatiale Sainte-Geneviève. La concurrence indiscrète risque de nuire à tout le monde et, pour tout dire, d’amenuiser encore un casuel déjà trop limité 22 . Aussi pour étouffer la crise dès la naissance, forts de leurs droits de juridiction paroissiale, les chanoines de la cathédrale interdisent-ils totalement l’exercice du culte à la chapelle des Prêcheurs . Ils n’oublient que le besoin des âmes et l’inexistence de leur propre prédication. Ils ne manqueront pas d’imitateurs dans les villes où l ‘ordre voudra fonder.
Que faire ? Dominique manque de moyens d’action contre la volonté du puissant chapitre de Paris. L’unique supérieur, l’évêque, n’est pas là ; il est parti pour la croisade d’Orient 23 . Les administrateurs provisoires du diocèse, archidiacres et chancelier, sont membres du chapitre ; ils sont à la fois juges et parties. La clef de la situation n’est évidemment plus à Paris. Le fondateur l’ira chercher à la Curie.
En attendant, les frères suivent les offices de la paroisse Saint-Benoît. Et quant à la prédication, ils peuvent l’exercer en d’autres sanctuaires de la capitale. Les lettres du pape adresseront un jour des remerciements chaleureux aux bénédictins de Saint-Magloire et de Notre-Dame des Champs 24.Sans doute parmi les bons offices que ces moines auront rendus aux Prêcheurs faut-il compter le plus précieux : la mise à disposition d’une église pour y prêcher et confesser ?
Dans la ville comme au couvent, Dominique multiplie les instructions familières qu’on appelle des « collations » 25 . Le chapitre de Notre-Dame ne peut interdire ces conférences ou entretiens privés qui permettent un ton de confidence et une intimité d’autant plus pénétrants. Dominique ne s’adresse d’ailleurs qu’aux gens qui parlent le latin, heureusement nombreux dans la ville universitaire. Un jour , dans l’un de ces entretiens, il raconte l’histoire surnaturelle de la guérison et de la vocation de maître Réginald à la pauvreté des Prêcheurs 26. Elle bouleverse tous ceux qui ont connu le maître quand il enseignait à Paris. Parmi les auditeurs, un nouveau bachelier en théologie écoute de toutes ses oreilles. Il se sent ému dans sa bonne volonté foncière. Jourdain de Saxe se confesse et s’ouvre familièrement à saint Dominique 27 .Celui-ci n’est pas plus pressé que la grâce. L’heure ne lui semble pas encore venue. Il ne tente pas d’acquérir aux Prêcheurs le théologien de bonne volonté et lui demande seulement de se consacrer plus complètement à Dieu en recevant le diaconat. A-t-il deviné dans ce clerc celui qui, moins de trois ans plus tard, dans le même couvent de Saint-Jacques, devra prendre sa succession à la tête de l’ordre ?
L’impossibilité de prêcher à Saint-Jacques n’a pas ruiné le rayonnement du couvent. Les trente frères qui entourent le maître en fournissant le témoignage. Bien mieux ; Mathieu de France, au début de l’année, s’est trouvé en mesure d’expédier vers Orléans un groupe de fondateurs. « Humble semence, qui sera cependant dans la suite le principe d’une abondante descendance », déclare le Libellus 28, qui caractérise en deux mots ces frères «jeunes et simples ».
C’est bien cela le recrutement de Saint-Jacques. Des frères jeunes et simples, des étudiants recrutés par les contacts scolaires à l’université plus que par le ministère de la chaire ou du confessionnal. Car on peut empêcher un Mamès ou un Mathieu de France de prêcher dans leur chapelle ; on ne peut arrêter la lumière que diffuse ce groupe de pauvres écoliers, austères, généreux et candides comme leurs robes blanches, brimés par de confortables chanoines, mais si rayonnants dans leur façon de vivre l’Évangile ! Étudiants, c’est sur leurs camarades étudiants qu’ils agissent, par ce mystérieux pouvoir des jeunes sur le cœur de ceux de leur âge, dans la communauté du milieu de travail ou de vie 29.
Une émouvante histoire d’âme, écrite avec une finesse psychologique assez rare à l’époque, nous fait toucher du doigt ce mode de conquête entre étudiants 30. À quelques mois de là, lorsque Jourdain de Saxe se sera décidé à devenir Prêcheur, il n’aura plus de cesse qu’il n’ait également gagné son compagnon d’études, son ami de cœur et d’esprit, le futur prieur de Cologne frère Henri d’Allemagne. Tout ne prouvait-il pas qu’Henri était fait pour devenir Prêcheur ? Sa mortification, sa pureté et sa piété tendre, la grâce extraordinaire qu’il avait reçue pour la prédication , qui lui permettrait bientôt d’émouvoir les clercs de Paris ? Il résistait aux instances de l’amitié.
« Sa raison le convainquait qu’il fallait acquiescer ; mais sa volonté indocile et passive lui faisait sentir le contraire. » Il luttait néanmoins, presque désespéré de se sentir le cœur si dur. Une nuit, donc, il vint assister aux matines de l’église Notre-Dame. « Il y resta jusqu’au petit matin, priant et suppliant la mère du Seigneur de plier sa propre volonté à cette vocation. Mais sa prière ne semblait pas amener de progrès… Alors il commença à se prendre en pitié et se préparait à partir en disant : Je vois bien maintenant , Vierge bienheureuse, que vous me dédaignez. J e n ‘aurai pas ma part au collège des pauvres du Christ. Au moment même où il s’apprêtait à sortir de l ‘église, en lutte avec lui-même et vraiment désolé, Celui qui regarde les humbles avec ferveur 31 bouleversa son cœur de fond en comble. Il s’effondra totalement devant le Seigneur, les larmes l ‘envahirent et son esprit enfin se détendit. » Sur-le-champ, il courut prononcer le vœu d’entrer dans l’ordre et revint à Jourdain. « Je remarquai les traces de ses larmes sur son visage d’ange et lui demandai d’où il venait : J’ai fait mon vœu au Seigneur 32 , répondit-il, et je l’accomplirai. Nous retardâmes jusqu’au carême le début de notre noviciat. Cela nous permit de gagner entre temps le frère Léon, l’un de nos compagnons qui fut plus tard le successeur de frère Henri dans son office de prieur.»
Nous connaissons le nom d’un certain nombre des religieux que Dominique trouve à Saint-Jacques pendant l’été 1219. À côté des anciens religieux de Toulouse – le groupe de frère Mathieu , celui de frère Mamès, enfin frère Pierre Seilhan voici frère Henri de Marsberg, le premier Allemand de l’ordre et l’une des premières recrues de la communauté 33, et frère Guerric, le futur fondateur de Metz 34. La présence d’autres religieux qu’on énumère d’habitude, frère Philippe 35 , frère Guillaume 36, frère Pierre de Reims, plus tard provincial de France 37 , et frère Étienne de Bourbon, auquel on doit de précieuses anecdotes sur le début de l’ordre 38, est possible mais ne peut se prouver. Dominique a la joie de donner l’habit à un théologien qu’il connaît particulièrement, ce Guillaume de Montferrat qu’au début de 1217 il acquit à l’idéal apostolique chez le cardinal Hugolin. Les deux ans convenus sont passés. Guillaume a bien profité des études théologiques. L’heure est venue pour lui de se joindre au ministère de salut de saint Dominique en devenant son frère et même, pendant près d’une année, son principal compagnon de route 39.
Les motifs qui ont amené ces novices à Saint-Jacques sont assez variés. Il en est de tout à fait classiques. Le sens aigu de la fuite du temps, de la vanité du monde hors du service de Dieu. Guerric entend une voix qui chante dans la rue et dont la douce cantilène le touche d’abord seule ; puis les paroles le bouleversent.
Et le temps s’en vait
et rien n’ai fait
Le temps s’en vient
Et ne fait rien 40.
Henri de Cologne a une vision de même signification : « Et toi, dit une apparition redoutable, qu’as-tu jamais quitté pour le Seigneur 41 ?» Henri de Marsberg revient de croisade où il est allé pour délivrer son féodal d’oncle du feu du purgatoire ; une intuition surnaturelle le mène aux Prêcheurs de Paris pour achever cette œuvre en se donnant à un plus haut service 42 . Au-delà de ces motifs généraux, qui signifient le sens de l’éternel et la générosité foncière de ces jeunes chrétiens, on en aperçoit de plus particuliers. « Je n’ai pas lu, dit l’un d’eux, que le Seigneur Jésus-Christ ait été moine, ni noir, ni blanc, mais prêcheur dans la pauvreté 43. » La pauvreté apostolique, en effet, est mise en avant pour la plupart d’entre eux. Frère Guillaume, frère Jourdain pensent au salut des âmes 44. Les deux frères Henri , frère Jourdain insistent sur la pauvreté 45. Entrer chez les Prêcheurs, c’est « participer à la pauvreté pratiquée par le Christ et gardée par les apôtres à son imitation, c’est mépriser totalement le siècle pour son amour » 46.
La pauvreté de la communauté de Saint-Jacques est évidente. Ce n’est plus celle des premiers temps, dans l’hospice près de Notre-Dame. Frère Mathieu a reçu au mois de février de généreux seigneurs de l’île de France, Jean de Briard et sa femme Amicie de Breteuil, la concession de dîmes à Villers près Corbeil 47. Le don est important, puisque l’année suivante il servira de base à la fondation d’un couvent de cisterciennes 48. Il met Saint-Jacques dans une position semblable à celle de Saint-Romain. L’impression produite sur les étudiants parisien s par la pauvreté du couvent manifeste que Mathieu de France, en dépit de quelques dispenses, n’a pas été infidèle à l’esprit de saint Dominique et qu’il utilise ces dîmes selon les principes de la charte fondamentale de Foulques de Toulouse. C’est dire qu’elles permettent de procurer les livres, les vêtements et les autres objets de nécessité, d’entretenir les malades et les frères fatigués par la prédication 49. Étant donné le développement rapide de la communauté, ces charges diverses absorbent le revenu des dîmes. Le reste est demandé à la charité des chrétiens.
Dominique est touché par la générosité de ses frères. Mais il les aime trop, il se fait une trop haute idée de la tâche qu’il leur assigne dans l’Église, pour les laisser s’attarder, ou même seulement se détendre. Au lieu de les féliciter, il les appelle à franchir une nouvelle étape. L’expérience acquise à Bologne, à Madrid, à Ségovie comme à Toulouse, montre qu’on peut aller plus loin et se tenir plus proche encore de l’imitation des apôtres. Mathieu de France permet aux frères d’aller à cheval ; certains, dit-on, portent de l’argent sur eux. Il faut abandonner radicalement cela. On peut aussi abandonner le port continu du surplis auquel obligeait dans le Midi de la France le concile de Montpellier. Dominique envisage même une mesure autrement héroïque : la généralisation de la mendicité. Il en parle avec frère Mathieu et le chapitre du couvent 50. C’est alors que pour les amener à s’abandonner entièrement à la Providence et à ne plus vivre que d’aumônes, il leur donne en exemple le spectacle émouvant dont il a été le témoin en 1218 à la Portioncule : ces milliers de frères de saint François, sans provisions ni argent, « à qui Dieu procurait en suffisance le nécessaire de chaque jour par la dévotion des fidèles » 51. Sur ce point, cependant, il convient de réfléchir encore. La décision n’interviendra que quelques mois plus tard.
Cependant il s’occupe de corriger attentivement la régularité de ses frères. Tous les témoins de cette période de sa vie insistent sur la vigueur, la « rigidité » même, avec laquelle il observe la règle des Prêcheurs et la fait observer par les autres, « pour les vêtements, les aliments et la boisson, les jeûnes et toutes les autres prescriptions » 52. S’il aperçoit un frère en faute il le punit également « avec rigidité », selon le code détaillé des coulpes et des pénitences du texte de la règle 53. Manifestation de l’austérité héroïque de son tempérament ? À son propre égard peut-être, mais pas à l’endroit des frères. Les mêmes témoins de sa vie insistent sur la douceur et la bonté avec lesquelles il impose les plus dures pénitences. « S’il voyait un frère commettre quelque faute, il passait comme s’il n’eût rien vu ; mais ensuite, il abordait le frère avec un visage calme et lui disait avec douceur : Frère, tu as mal agi, avoue-le. Ses paroles pleines de bonté les amenaient tous à confesser leurs fautes et à faire pénitence. Il punissait rigoureusement leurs transgressions, mais l’humilité avec laquelle il leur parlait faisait qu’ils se retiraient consolés 54. » Il sait aussi dispenser largement tout autre que lui-même. Mais il veut qu’on s’élève. Il faut être héroïque pour être digne émule des apôtres du Christ, pour annoncer l’Évangile par l’exemple autant que par les mots. Surtout, ne faut-il pas que les premiers Prêcheurs soient irréprochables dans la pratique de leur règle ?
On touche ici l’un des points cruciaux de la psychologie de saint Dominique, en même temps que l’explication de ses plus étonnantes audaces. Dominique aperçoit maintenant dans sa plénitude l’œuvre qu’il lui faut conduire à son achèvement. Il la voit comme la voit le pape, in medio Ecclesiae, dans un regard qui embrasse et dépasse les frontières étroites de la chrétienté. Il en connaît et le poids et l’urgence. C’est pourquoi il se hâte de la mener à chef. S’il brûle presque les étapes, cependant , c’est qu’il aspire à reprendre personnellement et dans sa plénitude le ministère des âmes 55. C’est peut-être aussi qu’il commence à sentir ses forces le trahir : deux ans plus tard, il aura disparu, prématurément épuisé. Dans sa hardiesse, cependant, il n’est ni présomptueux, ni imprudent, car ses audaces sont réfléchies et préparées. Il s’y connaît en hommes et sait discerner les esprits. Surtout, pour former ses Prêcheurs et cimenter la communauté de son ordre dans le peu de jours dont il dispose, il possède la forme de vie qu’il a fixée après douze années d’expérience et que la règle a inscrite dans un texte net et concis. De là sa rigueur dans l’application de la règle, son exigence de totale fidélité à l’inspiration des origines. Si les frères en effet s’efforcent de réaliser jusque dans le détail la lettre et l’esprit de la règle, il peut disséminer sans retard les communautés qu’il vient de rassembler, cette dispersion n’empêchera ni l’unité, ni l’unanimité de l’ordre, elle ne fera que les dilater. Il peut envoyer des frères à travers le monde, à peu de mois de leur prise d’habit, « pour étudier, prêcher et fonder des couvents » 56, ces frères seront en mesure de rester des Prêcheurs authentiques et d’en multiplier les exemplaires sur leur type.
C’est précisément ce qu’il envisage de faire derechef avant d’abandonner Paris, à quelques semaines de son arrivée. Parmi les trente frères qu’il a rencontrés là, quelques-uns ont déjà suffisamment poursuivi leurs études. Pourquoi resteraient-ils en tas ? Il va les envoyer prêcher. Du coup certains historiens parlent d’une dispersion de Paris symétrique de celle de Toulouse 57. Cela n’est pas exact. Ils sont égarés par une erreur d’interprétation qui remonte au XVIIe siècle, sinon au XIVe, quand on imagina de fixer en 1219, après le passage de saint-Dominique à Paris, la naissance des couvents de Limoges, Reims, Metz, Poitiers, Orléans 58. La réalité est assez différente. Avant de s’en aller, Dominique décide avec Mathieu de France et le chapitre de Saint-Jacques d’envoyer quelques frères en mission. Un jour des couvents naîtront de leur activité 59.
Un groupe est déjà parti pour Orléans 60. Frère Mamès est envoyé à Madrid 61. Pierre Seilhan se voit attribuer Limoges, vers lequel il partira en janvier 1220 pour être là-bas avant le début du carême 62. Peut-être quelques frères iront-ils à Reims 63 ? Les documents ne disent rien de plus. Saint-Jacques va sans doute se trouver affaibli par ces départs. Qu’importe ? Dieu enverra d’autres novices, car la générosité attire la générosité 64. Pour accélérer l’œuvre providentielle Dominique a d’ailleurs son plan 65. Il le réalisera de Bologne vers lequel il se rend désormais. À la mi-juillet 1219 Dominique quitte Paris 66.
Dominique emmène avec lui au moins deux compagnons, frère Jean, un convers qu’il a ramené d’Espagne et qui mourra plus tard missionnaire au Maroc 67, et frère Guillaume de Montferrat 68. Les voyageurs prennent la route antique d’Italie par le Simplon ou le grand Saint-Bernard. On remonte lentement la vallée de la Seine pour gagner le Jura, puis les bords du lac Léman 69.
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